Extrait de l’article d’O lo lê n°12 – 2 mars 1941, disponible sur le numéro 10 de Kroaz ar Vretoned, Aux origines de la Bretagne.
A la pointe de la Bretagne est située la terrible baie des Trépassés où par les nuits de tempêtes hivernales s’entendent, mêlées au hurlement des flots, les gémissements des noyés. Cette baie, dit la légende, recouvre l’emplacement de la ville d’Ys, capitale de la Cornouaille, au temps du Roi Gradlon le Grand, au VI°Siècle.
Gradlon s’était lié d’amitié avec Saint Corentin, qui l’avait secouru un jour où le Roi s’était égaré en chassant le loup dans la forêt, et était tombé harassé et mourant de faim devant la cabane du Saint ermite. Corentin l’avait nourri de son poisson miraculeux, dont il coupait tous les jours une tranche et le Roi reconnaissant n’oublia jamais l’hôte de la forêt.
Gradlon avait encore pour ami le grand Saint Gwénolé qui était moine et fils d’un chef Irlandais. Sa sainteté était connue de tous et le Roi aurait bien voulu se l’attacher : mais le moine avait refusé honneurs et richesses et n’apparaissait à la cour que pour donner des conseils et de sages avis, car les mœurs de la ville étaient déplorables : Ker-Ys vivait dans la richesse et la prospérité, mais aussi dans la débauche et l’impiété.
La fille du Roi elle-même, la princesse Dahut, donnait le pire des exemples. Plusieurs fois Saint Gwénolé en avait averti Gradlon, le menaçant au nom de Dieu des plus terribles châtiments. Mais, hélas, dans le tourbillon des plaisirs où il se laissait entraîner, le Roi oubliait les avertissements du Saint. Or il arriva qu’après un somptueux festin donné au palais, Dahut versa une liqueur enivrante dans la coupe de son père. Elle attendit son sommeil et lui déroba la clef d’or qu’il portait pendue à son cou et qu’il ne quittait jamais ; puis parla avec des jeunes gens légers et fous comme elle, d’ouvrir l’immense et lourde porte d’airain de la digue qui retenait les eaux de la mer.
Elle alla avec ses compagnons ouvrir la porte défendue et aussitôt, l’océan libéré se rua par le passage et commença à engloutir la ville d’Ys.
- Roi, voici venue l’heure du châtiment, s’écria Saint Gwénolé accouru au palais, prends ton coursier et fuis au plus vite, car les eaux déchaînées s’avancent. Ta fille est à la fois la cause de la catastrophe et sera la victime de la punition. Ecoute la cloche qui sonne le glas de ta capitale !
Le Roi obéit et monta sur son cheval, car les vagues déferlaient furieusement contre les murs de granit rose du palais. Alors Dahut, affolée par la puissance dévastatrice de ces eaux qu’elle avait elle-même libérées, se précipita aux genoux du Roi
- O père, sauvez-moi ! Je suis coupable, mais je suis votre enfant !
Il la prit et s’enfuit, mais le cheval s’enfonçait de plus en plus dans la mer plus rapide et ils étaient prêts à sombrer… Saint Gwénolé, chevauchant à leurs côtés, se tourna vers Gradlon et le conjura :
- Abandonne ta fille, Gradlon, si tu veux apaiser le courroux de la mer et sauver ton royaume, je te l’ordonne.
Le vieux monarque avait une confiance absolue dans la parole du sait qu’il savait d’inspiration divine. Aussitôt, il obéit à l’ordre terrible et lâchant les rênes, il précipita sa fille tant aimée dans les flots…
Allégé du fardeau, le cheval s’enleva d’un bon et gagna rapidement la terre ferme. L’océan, subitement apaisé, laissa mourir sa vague à cette limite même, celle de l’expiation que jamais depuis il n’a dépassée. La ville entière fut engloutie.
Le Roi Gradlon, sauvé, donna à Saint Corentin son domaine de Quimper, et lui fit conférer la dignité épiscopale. Puis accompagné de Saint Gwénolé, il se retira à l’Abbaye de Landévennec où il acheva sa vie dans le calme et la prière. Mais depuis, à la tombée du soir, en ce « bout du monde », au moment où l’océan apaise son agitation, les pêcheurs, revenant du large, perçoivent de loin des murmures confus, mêlés à un son particulier : ce sont les plaintes de Ker-Ys la Blanche, la noyée, dont la cloche pleure sur la vie coupable.